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L’aryanisation des biens des déportés juifs de France

Contribution au colloque « L’aryanisation économique et la spoliation des Juifs dans l’Europe nazie, 1933-1945 », Grenoble, 31 mai-2 juin 2010

Introduction

I. Instructions officielles avant les rafles

  • A. Zone occupée :
  • B. Rafles allemandes dans les deux zones en 1944
  • C. Zone sud
    • 1. Circulaire du 15 août 1942
    • 2. Circulaire du 15 octobre 1942
    • 3. Circulaire du 10 janvier 1943

II. De la chambre à la salle des ventes. Les biens « abandonnés » le 26 août 1942 en zone libre

  • A. « Libérer les locaux »
  • B. Recenser les affaires et les lieux : trois sources
    • 1. Les déclarations UGIF Biens immobiliers et mobiliers appartenant au nommé
    • 2. Listes de la Préfecture
    • 3. Les recherches des AP
  • C. Que deviennent ces affaires ?
    • 1. Les obstacles et les lenteurs locales
    • 2. L’aboutissement : les ventes aux enchères

III. Le Lot-et-Garonne

  • A. Les propriétés immobilières : des fermes
  • B. Le camp de Casseneuil : une exception

Conclusion


Introduction

Pour faire un tableau exhaustif de l’aryanisation des biens des déportés juifs de France, il faudrait presque une nouvelle Commission Matteoli qui aurait à visiter toutes les Archives départementales de France, et à ouvrir des centaines de cartons du fonds du CGQJ. Il s’agira modestement ici d’une esquisse. Cette présentation s’appuie sur les dossiers d’aryanisation de 8 départements du sud (Ariège, Aude, Gers, Hérault, Lot, Lot-et-Garonne, Basses-Pyrénées, et Tarn-et-Garonne), sur un volumineux dossier de SEC de la région de Limoges, sur les travaux de Tal Brutmann en Isère et de Serge Klarsfeld et Annette Wieviorka au sein de la commission Mattéoli.

Il s’agira donc ici des biens abandonnés après la déportation de leurs propriétaires et pris en charge par le CGQJ :

Les meubles et affaires personnelles qui restent dans les logements

Les logements eux-mêmes quand le déporté en est propriétaire

Un cas particulier et apparemment unique : les affaires personnelles abandonnées dans un camp de transit, celui de Casseneuil en Lot-et-Garonne

De fait c’est de la zone sud qu’il sera question ici puisque en zone occupée, le CGQJ « est dans une position non d’acteur mais de spectateur » face au pillage des appartements abandonnés organisé par les Allemands1.

Le terme « aryanisation » pose problème à l’égard de ces personnes qui ont physiquement disparu. La loi du 22 juillet 1941 avait pour ambition « d’éliminer toute influence juive dans l’économie nationale », mais quelle influence peuvent encore avoir ces gens puisqu’ils ont disparu ?

L’inventaire du fonds AJ38 permet de repérer l’existence de dossiers intitulés « Biens des Juifs extradés de » dans seulement 10 départements : l’Ariège, l’Aude (et région de Carcassonne), l’Aveyron, le Gers, l’Hérault (en fait Béziers, Montpellier et Sète), le Lot, les Basses-Pyrénées, les Hautes-Pyrénées et le Tarn-et-Garonne. Ces départements se situent tous en zone sud ; quelles dispositions ont été prévues en zone occupée. Quel arsenal législatif, quelles différentes instructions ont-été utilisées pour déclencher la gestion de ces biens abandonnés ? La mise en œuvre de la liquidation de ces bien a-t-elle été systématique et identique partout ? Enfin on s’attachera à un département où la liquidation des biens des déportés a été particulièrement poussée : le Lot-et-Garonne

I. Instructions officielles avant les rafles

Les instructions ne sont pas les mêmes à Paris, dans le reste de la ZO et dans la Zone non occupée.

A. Zone occupée :

La règle pour Paris et le département de la Seine a été décidée trois mois après le premier départ vers Auschwitz ; plus de 5 000 Juifs ont déjà été déportés, mais il est vrai que dans les cinq convois partis de France du 27 mars au 28 juin 1942, il ne s’agit pas encore de familles complètes qui sont arrachées de leurs logements. Le 7 juillet 1942 une réunion a donc lieu au 31bis avenue Foch entre les représentants de Vichy et Dannecker au terme de laquelle sont arrêtées les instructions pour la rafle du Vel d’Hiv − ces instructions resteront valables dans les autres rafles perpétrées jusqu’au début 1944 par la police de Paris :

Il faudra s’assurer que les compteurs de gaz, d’électricité et eau seront fermés. Les clefs du logement seront remises à la concierge ou à des voisins, sous l’engagement verbal mais formel qu’aucun pillage ne sera commis2.

Le sort futur des appartements scellés et du mobilier n’est pas envisagé. Il fallait une certaine candeur à Bousquet pour imaginer que les concierges d’abord3, puis les occupants allemands, n’iraient pas tôt ou tard visiter les appartements. Apparaître comme complice d’un pillage qu’elle savait inéluctable, c’est peut-être ce qu’a voulu éviter la police de Paris par ce recours au concierge. La suite est aujourd’hui connue : un officier allemand sonne un jour chez la concierge, prend la clé et fait vider l’appartement pour le compte de l’Einsatzstab Rosenberg.

Dans les autres départements de zone occupée l’administration française n’a pas pu sauver les apparences : les sections locales de la Sipo-SD réclament aux préfets la liste des appartements laissés libres, puis les clés des logements qui sont alors mis à la disposition l’Etat-Major Rosenberg comme à Melun en octobre 1942, voire réquisitionnés pour loger des soldats ou du personnel allemands, à Dijon le 9 octobre 1942 ou dans la Marne en août 1942 :

La remise par la police française des appartements libérés se fera dans le courant de la semaine. Une fois les perquisitions effectuées, il est prévu de mettre ces lieux à la disposition des bureaux de cantonnement4.

Cette différence sensible entre les instructions distribuées à la police parisienne et aux polices des villes province en zone nord, a cours jusqu’au début 1944 : lors de la rafle menée à Paris par la police municipale dans la nuit du 21 au 22 janvier 1944, les agents doivent simplement relever le nom et l’adresse de la personne à qui les clefs des Juifs arrêtés auront été remises5 ; lors des rafles des Juifs de Bordeaux et de la région de Poitiers en janvier 1944, les policiers français posent les scellés sur les appartements et remettent les clefs au bureau du SD.

B. Rafles allemandes dans les deux zones en 1944

Au printemps 1944 Brunner et Knochen ont perdu la confiance qu’ils plaçaient dans la police française. Contraints de procéder aux arrestations eux-mêmes, ils reformulent le 14 avril 1944 leurs propres instructions, dans lesquelles sont maintenant jetées quelques miettes au CGQJ6 :

Les clefs des appartements devront être remises aux sous-locataires, aux propriétaires ou aux concierges. Au cas où le mobilier ou l’immeuble appartient au Juif et qu’il se trouve dans la ville une branche du Service Ouest du Ministère du Reich [Rosenberg] pour les territoires occupés de l’Est, les clefs devront être remises à cette dernière. S’il n’existe pas de branche de ce service, les clefs devront être remises au Commissariat Général aux Questions Juives et, dans les villages, aux maires. Il convient de suggérer aux services d’hébergement de la Wehrmacht de présenter des demandes de mobilier et d’appartements au cas où ils en auront besoin pour l’hébergement.

Cette instruction vaut pour toute la France, y compris l’ex zone libre, mais dans les archives des directions régionales aux questions juives – celles dont j’ai consulté les archives –, je n’ai pas trouvé trace de tels cadeaux des policiers allemands aux responsables locaux du CGQJ

Justement quelle était la procédure avant cela en zone non occupée ?

C. Zone sud

Précisons tout de suite que ces textes se rapportent uniquement à la rafle de zone libre du 26 août 1942. Trois circulaires relatives aux affaires des déportés ont été diffusées ; elles proviennent non pas du CGQJ, mais du ministère de l’Intérieur. Contrairement à la zone occupée., le devenir des affaires abandonnées est envisagé….vaguement

1. Circulaire du 15 août 1942

Tout d’abord, le 15 août 1942, Cado, directeur général adjoint de la PN, adresse une circulaire aux préfets régionaux de zone libre en vue de la rafle du 26 août7 :

Après l’arrestation […] il conviendra de confier au Commissariat de Police ou à la Brigade de Gendarmerie, la garde des locaux occupés par les intéressés, à moins que ces derniers aient remis la garde de leurs biens à un de leurs voisins. Les biens de ces étrangers seront maintenus dans ces locaux jusqu’à ce que l’Union Générale des Israélites de France (UGIF), qui sera priée d’administrer ces avoirs, ait été officiellement accréditée à cet effet. Toutefois, je vous autorise, après les opérations envisagées, à charger le Commissariat de Police ou le Chef de Brigade de Gendarmerie à faire retirer des chambres d’hôtel où habitaient certains de ces individus, les malles, valises et objets leur appartenant, toutes les fois qu’il sera possible de placer ceux-ci dans un local où ils ne risqueront pas d’être détériorés. D’autre part, dès que les intéressés auront été rassemblés dans les centres de Regroupement régionaux, ils devront remplir une attestation dont modèle ci-joint. Cette attestation sera transmise par mes soins à l’UGIF

Nous reviendrons sur ces formulaires UGIF plus loin. Conflit de pouvoir ou mauvaise conscience, un intendant de police, celui de la région de Nice, décide que les Juifs demeurant dans leurs meubles pourront partir au camp de transit avec les clés de leur logement mis sous scellés8.

2. Circulaire du 15 octobre 1942

Deux mois plus tard, il n’est plus question de gestion par l’UGIF, mais de confiscation. Le 15 octobre 1942, le ministère de l’Intérieur ordonne aux préfets régionaux de contacter le directeur régional aux questions juives de leur ressort « en vue [de la] nomination [d’] administrateurs séquestres des dits bien et [de la] levée des scellés apposés sur [les] appartements9 »

3. Circulaire du 10 janvier 1943

Le 10 janvier 1943, une nouvelle circulaire tente de régler enfin cette question des biens abandonnés10 ; un nouvel acteur est désigné : l’administration des Domaines. Tout laisse à croire, on le verra plus loin, que la direction des Domaines n’a pas été consultée par le ministère de l’Intérieur. Chaque préfet doit fournir aux différents DRQJ la liste et l’emplacement des biens abandonnés, ce dernier nommera alors des AP. Mais les « biens sans valeur ou de moindre importance seront confiés aux Domaines11 »

Le chef du 14e bureau de la police nationale est semble-t-il mal informé : il y a bien longtemps que les préfets ont envoyé ces listes aux DR. Certains administrateurs sont même déjà prêts à organiser les ventes aux enchères

II. De la chambre à la salle des ventes. Les biens « abandonnés » le 26 août 1942 en zone libre

Pendant tout le mois de septembre 1942, l’UGIF reste pressentie comme dépositaire de ces affaires, mais elle ne peut les prendre en charge puisque aucune décision n’a officialisé cette solution. Le CGQJ ne s’intéresse pas vraiment à ces affaires abandonnées ; ce sont les préfets qui vont indirectement provoquer et favoriser leur mise sous contrôle par le CGQJ

A. « Libérer les locaux »

En effet ce flou artistique sur l’UGIF embarrasse les préfets qui dès les jours suivant la rafle, reçoivent les plaintes des maires qui administrent des localités où vivaient des Juifs étrangers raflés. Les maires eux-mêmes sont harcelés par les propriétaires pour qui les scellés et les affaires restées dans les logements empêchent toute nouvelle location ; les propriétaires ne manqueront pas de réclamer plus tard à l’administration le remboursement des arriérés de loyers impayés et quelquefois n’hésiteront pas à lui envoyer des devis pour des réparations dans les maisons ! Il existe une réelle pénurie de logements dans ces départements où des dizaines de milliers de réfugiés se sont installés en 1939 et en 1940 ; pas étonnant que dès le mois de septembre 1942 les préfets contactent les directeurs régionaux aux Questions juives afin de savoir comment régler ce problème.

Mais le plus souvent, les scellés ne bougent pas pendant des mois, quand ils ne restent pas en place jusqu’à la Libération, comme dans la région de Limoges. Dans l’Aude les affaires des déportés sont entreposées dans les mairies ; un préfet, celui des Basses-Pyrénées, a lui autorisé les Maires à faire sauter les scellés pour vider les logements, sans se préoccuper de l’avis du CGQJ − les affaires sont alors rassemblées à la Mairie ou à la gendarmerie.

Le 15 octobre 1942 le CGQJ est désigné pour récupérer les biens abandonnés, mais pour mettre les logements sous administrateur provisoire encore fallait-il que le CGQJ dispose de listes des logements sous scellés et des lieux de stockage des affaires.

B. Recenser les affaires et les lieux : trois sources

Trois sources ont permis aux DR d’identifier les biens en déshérence

  • les formulaires de remise des affaires personnelles à l’UGIF, remplis dans les camps

  • les listes dressées par les gendarmes et les commissariats sur ordre du préfet

  • les prospections des administrateurs provisoires sur le terrain

1. Les déclarations UGIF « Biens immobiliers et mobiliers appartenant au nommé »

Impossible de vérifier si, conformément aux ordres du ministère de l’Intérieur, ces formulaires ont été remplis dans tous les camps à moins de dépouiller les archives de la SEC, des Directions régionales et des préfectures. Dans la plupart des départements le préfet ne fait pas mention de ces formulaires dans sa correspondance avec la DR. 456 Juifs raflés et gardés au camp d’Agde du 23 août au 31 août, puis transférés à Rivesaltes ou directement à Drancy. J’ai retrouvé seulement les déclarations remplies dans quatre camps de transit : Premilhat (Allier), le Vernet (Ariège et Gers), Casseneuil (Lot-et-Garonne) et Septfonds (Tarn-et-Garonne).

Les internés en partance pour Drancy sont censés noter les affaires qu’ils laissent en zone libre entre les mains de l’UGIF. Le formulaire est sans ambiguïté : Le soussigné désire que la 12garde de ses biens soit confiée à l’UGIF13. Pour eux c’est la possibilité de laisser en zone libre des bijoux ou des sommes d’argent que les Allemands ne manqueront pas de confisquer à l’arrivée. Ce message, certains gendarmes, en Ardèche par exemple, ont la consigne de le répandre parmi les Juifs qu’ils arrêtent le 26 août.

Qui fait remplir ces déclarations ? Il est bien évident que les réponses aux questions du formulaire ne seront pas les même selon qu’il s’agit d’un fonctionnaire de la préfecture ou d’un émissaire du SSE, comme c’est le cas à Premilhat14 : les déclarations remplies dans ce camp de l’Allier sont abondamment renseignées et les internés ont même pu inscrire le nom des personnes à qui ils voulaient laisser tel ou telle chose, ce qui n’était pas prévu par la circulaire. Incontestablement, les internés de Premilhat ont fait confiance à cet homme, pour qu’il redistribue argent et objets de valeur ; c’est presque la même situation à Casseneuil : certains internés ont préféré remettre au Rabbin Fuks, représentant de l’UGIF, argent et bijoux, là aussi pour les remettre à des parents, mais en douce sans avoir rempli semble-t-il de déclarations15 (39 déclarations seulement ont été remplies) ; les 212 déclarations du Vernet16 sont, elles, vides : les internés n’ont pas fait état de ce qu’ils possédaient encore – certains ont même refusé de signer , quant à celles de Septfonds17 il n’en reste que 18 dans les archives du CGQJ, qui n’a dû garder que celles où figuraient des biens de valeur.

Le plus souvent ce ne sont pas les déclarations UGIF que le préfet envoie aux DR, mais les listes qu’il a lui-même demandées aux brigades de gendarmes et aux policiers ayant procédé aux arrestations ; ceux-là même qui ont posé les scellés avec les maires.

2. Listes de la Préfecture

Ces listes ne sont pas dressées spontanément par les préfets, mais à la demande des DR plusieurs semaines après la rafle, de la fin septembre à décembre 1942 selon les départements. Il y a un écart entre le nombre de personnes raflées le 26 août et le nombre de foyers mis sous scellés. Les scellés n’ont sans doute pas été mis systématiquement, ou alors il n’y avait plus rien une fois que les personnes avaient fait leur valise ; il est vrai aussi que les meubles appartiennent souvent à des organismes d’entraide ou au service des réfugiés à la préfecture.

3. Les recherches des AP

Enfin, le zèle individuel fournit exceptionnellement une troisième source de recension des affaires abandonnées. En Lot-et-Garonne, l’administrateur provisoire désigné pour liquider les biens des déportés a repéré pas moins de 16 foyers à mettre sous contrôle, en plus de ceux désignés par le préfet. Il a tout simplement parcouru la campagne et les villages où ils savaient que des Juifs étrangers avaient été embarqués. L’AP dispose ainsi au total dès novembre 1942 d’une liste de 50 foyers. Cette « conscience professionnelle » reste un cas isolé.

C. Que deviennent ces affaires ?

Généralement, les mises sous AP sont lentes et parfois elles n’arrivent jamais faute de candidat Administrateur ou d’obstructions d’autres services de l’état, et éventuellement à cause de l’inertie du directeur régional ou de l’administrateur

1. Les obstacles et les lenteurs locales

Le désintérêt des AP.

Le DR du midi se plaint de la pénurie de candidats AP pour ce genre de tâches. S’agissant d’affaires sans trésorerie de départ, ils comprennent qu’ils devront faire l’avance des frais (déplacement, huissier,…). Il est nettement plus avantageux d’être nommé à la gestion d’un commerce ou d’un immeuble ; personne ne se bouscule pour inventorier du linge usagé. Dans un des départements étudiés, les deux AP désignés ont même même démissionné, provoquant l’arrêt pur et simple de la procédure. Le CGQJ bute sur le système de l’aryanisation qui repose sur les administrateurs provisoires ; ceux-ci sont recrutés sur le principe du volontariat et ils n’ont pas d’obligation de résultat.

l’opposition des Domaines

Le ministère de l’Intérieur croyait que les Domaines prendraient en charge les objets de moindre valeur, il se trompait. Arguant finalement que seules les « épaves », c’est-à-dire des objets dont on ignore le nom du propriétaire, sont de leur compétence, la direction des Domaines envoie une fin de non-recevoir au CGQJ en mars 1943 qui donc les prendre en charge.

L’attitude des DR

L’état d’avancement de ces dossiers dépend aussi de la personnalité du DR. Lécussan veut bien suivre les directives du CGQJ, mais il ne court pas après l’avis des préfets ou du préfet régional, contrairement au DR de Limoges, André Dessagne, qui se refuse à toute initiative pouvant mécontenter le préfet régional : du coup c’est seulement le 8 août 1944 que les préfets de cette région reçoivent l’autorisation de lever les scellés18 ! Aucune vente aux enchères n’a donc eu lieu en Dordogne, dans la Creuse ni en Haute-Vienne.

Ailleurs elles sont restées rares

2. L’aboutissement : les ventes aux enchères

  • 1 en Isère le 5 juin 1943 (2 500 frs)
  • 1 dans l’Aude (91 864 frs)
  • 2 dans les Basses-Pyrénées (27 050 frs)
  • 1 en Ariège (124 470 frs)
  • 4 dans le Gers entre le 22 juillet et le 3 octobre 1943 (plus de 60 000 frs)
  • 5 dans les Hautes-Pyrénées du 21 mars au 29 juin 1943 (139 643 frs)
  • 12 en Lot-et-Garonne d’avril à novembre 1943 (plus de 420 000 frs) menées dans huit
  • localités par pas moins de sept huissiers différents. Ce nombre s’explique simplement par lE zèle qu’ont déployé le premier administrateur puis son remplaçant – deux hommes jeunes (31 ans et 27 ans), auparavant liquidateurs judiciaires

Ces ventes au plus offrant sont annoncées par voie d’affiche ; elles concernent toujours plusieurs familles déportées ; elles ont lieu en salle des ventes ou sur la place publique en présence d’un huissier – le même qui a procédé à l’inventaire des affaires. Ces ventes devaient durer assez longtemps car le plus souvent ce sont des vêtements qui sont à vendre ; d’une paire de chaussette on passe à une chemise ou un jupe, etc. En moyenne, une trentaine d’acquéreurs se manifeste, mais cela ne nous dit rien du nombre de curieux qui assistent au spectacle sans rien acheter.

Dans un seul des départements étudiés l’aryanisation des biens des déportés s’est terminée par une consignation à la CDC : le Lot-et-Garonne

III. Le Lot-et-Garonne

C’est aussi dans ce département que l’aryanisation a débuté le plus tôt : dès le 27 août 1942. Ce jour-là un AP en fonction depuis quelques jours signale une propriété agricole abandonnée depuis la veille19 :

« Le sieur Kahn Benni, et sa famille, Juifs allemands […] ont été arrêtés hier et […] leur exploitation agricole se trouve de ce fait sans direction et sans exploitant, et […] au surplus dans la nuit l’immeuble aurait été ouvert et visité par des étrangers qui auraient fouillé diverses pièces20 ».

Il est nommé AP de Tout immeuble, droit immobilier ou bail quelconque ainsi que de tout bien meuble, valeur mobilière ou droit mobilier quelconque dès le 5 septembre 1942.

A. Les propriétés immobilières : des fermes

Cinq propriétés agricoles appartenant à des Juifs étrangers déportés ont ainsi reçu un administrateur provisoire – parmi elles deux ont été vendues,

tardivement en 1944, ce qui explique le peu d’engouements pour ces propriétés : 2 candidats à l’achat à la première, un seul à la seconde 21.

Avant que leurs occupants ne disparaissent ces cinq fermes n’intéressaient pas le CGQJ puisque leur spoliation était impossible : la loi s’applique aux immeubles, mais pas à ceux « servant à l’habitation personnelle des intéressés, de leurs ascendants ou descendants »22. La légalité de ces ventes est donc très discutable.

les propriétaires peuvent, en revanche, être dépossédés de leur résidence secondaire ou d’éventuels appartements qu’ils louraient à des particuliers. Aucune disposition particulière n’a été prévue dans la loi pour les biens des juifs déportés, puisqu’en juillet 1941 il n’est pas encore question en France de déporter les Juifs ; après le 27 mars 1942, date du premier convoi vers Auschwitz-Birkenau, aucune clause n’a été ajoutée sur cette question.

Face à ce vide juridique, Joseph Lécussan, le directeur régional aux questions juives à Toulouse, n’a pas hésité sur la conduite à tenir. Les logements, vidés de leurs occupants, ne « servent » plus : ils peuvent être vendus. Lécussan a surtout profité du zèle d’un administrateur provisoire qui s’est spontanément spécialisé dans la vente des biens des déportés en Lot-et-Garonne.

Fin 1942 cet homme est également nommé AP des « biens des Juifs extradés du camp de Casseneuil ».

B. Le camp de Casseneuil : une exception

Lorsque les 283 partants pour Drancy ont été emmenés à la gare le trois septembre 1942, leurs valises sont restées au camp. Plus de 300 valises et paquets dorment ainsi jusqu’en décembre 1942. L’AP qui a été nommé entre temps procède alors à l’inventaire qui dure dix jours.

Il fait paraître un Avis aux familles dans la presse locale afin que les parents des déportés viennent réclamer les affaires. Bien entendu la plupart ne laisse personne derrière eux puisque ce sont des familles qui ont été prises. Seules 11 demandes de restitution ont été reçues.

24 VAE se déroulent du 16 janvier au 13 mars 1943 sous la Halle de Villeneuve-sur-Lot. En moyenne 40 acquéreurs se partagent les articles sans doute âprement si l’on en croit la protestation d’un commerçant présent lors d’une vente ; il menace de faire interdire ces ventes parce que le prix de vente de certains articles dépasse parfois les prix de vente des mêmes articles neufs en magasin – prix il est vrai plafonnés par Vichy.

Ces ventes dégagent un total conséquent de 607 000 francs. Tellement conséquent que Lécussan refuse de voir cette somme partagée sur des dizaines de compte de consignation aux noms des propriétaires disparus. C’est donc sur le compte du CGQJ à la CDC (le compte 511) que l’argent est déposé. Après la guerre, 8 requérants seulement se manifesteront et seront tardivement dédommagés par la CDC entre 1946 et 1949

Conclusion

C’est bien la disparition de ces Juifs qui a rendu possible la vente des affaires abandonnées dans leur logement, voire leur logement lui même. Encore une fois, la loi du 22 juillet 1941 excluait se son champ le logement principal des Juifs du pays ainsi que celle des biens meubles qui s’y trouvaient.

Les ventes organisées par le CGQJ ont certes été rares, mais il faut souligner que d’autres ont eu lieu sans le CGQJ. Il arrive que les maires et les gendarmes procèdent à des ventes dès septembre 1942 pour liquider ces affaires encombrantes, en particulier la nourriture.

Peu d’aryanisations aussi parce qu’il n’y avait souvent plus rien à récupérer à part du linge et de la vaisselle. Les Juifs raflés ont emportés avec eux leurs objets de valeur. Les Juifs étrangers raflés dans le sud sont presque tous des réfugiés ayant fui la zone occupée ou la Belgique en mai 1940, quand ils n’ont pas tout simplement été expulsés (Bade Palatinat et Belgique). Le peu qu’ils possèdent alors tient le plus souvent dans une ou deux valises.

Le CGQJ n’avait pas son mot à dire en ZO ; en zone sud, le bilan complet de l’aryanisation des biens des déportés reste à faire. Il sera forcément inégal selon les régions et selon les départements, en fonction du zèle des directeurs régionaux aux questions juives et des AP.

La spoliation des biens juifs est une machine administrative assez singulière puisqu’elle repose à la base sur des particuliers plus ou moins efficaces et non sur des fonctionnaires. Contrairement aux affaires d’aryanisation classiques, les administrateurs provisoires des biens des déportés n’avaient pas à affronter le regard de leur victime. Déporté à Birkenau Georg Meyer n’a jamais su qu’il avait été spolié 3 fois grâce au travail d’un homme, Roger Mathieu, qui ne le connaissait pas: Trois ventes sont venus à bout des vestiges de ce réfugié juif allemand : c’est d’abord le contenu de sa valise, restée au camp de Casseneuil, qui disparaît entre plusieurs acquéreurs en janvier 1943 ; vient le tour, en avril suivant, des affaires qu’il avait été contraint de laisser chez lui lors de son arrestation le 26 août 1942 ; enfin, sa propriété est adjugée en mars 1944.

L’histoire locale de la déportation des juifs dans les départements, leur simple recensement même, n’est pas encore faite, sauf en Isère et en Lot-et-Garonne, plus de soixante ans après la Libération. La façon dont les affaires personnelles de certains d’entre eux ont été dispersées, avec ou sans le CGQJ, aux mains d’habitants du cru − plus de 500 en Lot-et-Garonne − n’est peut-être pas étrangère à cette amnésie qui dure encore.


1 Annette Wieviorka et Florence Azoulay, Le pillage des appartements et son indemnisation, Mission d’étude sur la spolaition des Juifs de France, Paris, La Documentation française, p.12

2 Serge Klarsfeld, Le calendrier des persécutions juives de France. 1940-1944, Fayard, Paris, rééd. 2001, p.469

3 Maurice Rajsfus, Opération étoile jaune, Le Cherche-midi, Paris, 2002, p.185

4 Rapport du kommandeur des SS de la région Marne-Haute-Marne-Aube à Knochen le 25 août 1942, Klarsfeld, op.cit., p.584

5 Consignes pour les équipes chargées des arrestations des Juifs, Hennequin, décembre 1943, dans Klarsfeld, op. cit., p.1732

6 Notice au sujet de l’augmentation d’arrestations de Juifs dans la zone de commandement de la sûreté en France, élaborée par Brunner et signée par Knochen, Klarsfeld, op. cit., p. 1815

7 Klarsfeld, op. cit., p. 735

8 Consigne de l’Intendant de police de la région de Nice, 23 août 1942, Klarsfeld, op. cit., p. 823

9 Circulaire 15 866 du 9e bureau du ministère de l’Intérieur à préfets régionaux de zone libre, Archive ?

10 14e bureau de la police nationale aux préfets régionaux, Arcjive ?

11 Correspondance express POLICE NATIONALE 14e bureau à préfets régionaux, 10 janvier 1943, AN, AJ38 1045

12 Rapport du préfet délégué de l’Hérault au préfet régional de Montpellier, 3 septembre 1942, AD Hérault, 18 W 12.

13 AN, AJ38 4216, dossier juifs extradés du Lot-et-Garonne.

14 AN, AJ38 112

15 CDJC, MDLXVII (Fonds Simon Fuks). A la mort du Rabbin Fuks, son fils a retrouvé dans une enveloppe, quelques mots et quelques-uns de ces bijoux que Simon Fuks n’avait pu remettre aux ayants droits des disparus faute d’avoir pu les retrouver. Ces objets sont aujourd’hui conservés au CDJC

16 AN, AJ 38 4095, dossiers 3243-3246 et 5211

17 AN AJ38 112

18 Bernard Reviriego, Les Juifs en Dordogne. 1939-1944¸Archives départementales de la Dordogne-Fanlac, Périgueux, 2003, p .191

19 Libéré par la commission de criblage tandis que sa femme est parti à Drancy le 3 septembre, Benni Kahn sera raflé à nouveau en février 1943 et déporté à Sobibor.

20 Lettre d’André Gary à la direction régionale aux questions juives de Toulouse, dossier 2817, AJ 38 4213, A.N.

21 Doulut A., La spoliation des biens juifs en Lot-et-Garonne, Editions d’Albret, 2005.

22 Journal officiel de l’Etat français du 26 août 1941.